Dans sa dernière
livraison (N°125 – 128, Juillet-Décembre 2013 Cf http://revue-ligeia.com/contenu.php),
la Revue d’histoire de l'art LIGEIA a
consacré un dossier riche de 220 pages aux « Ateliers
de curiosité en ex-Tchécoslovaquie ». Dans ce dossier, Etienne Cornevin
présente avec de très nombreuses illustrations (tirées pour la plupart de films
en cours de finition*) les œuvres, les démarches et les personnalités
d'artistes-poètes slovaques et tchèques qui ont en commun de « renouveler
la grande curiosité, pour l'art et pour le monde » : « collages absurdistanistes
d’Albert Marenčin, peintures et livres métamorphosés par Rudolf Fila, rédemption
des objets usagés par les soins d’Otis Laubert, trompe-l’œil transcendantaux de
Milan Bočkay, anges rendus au mouvement par Klára Bočkayová, peintures en
Nature de Daniel Fischer, peintures d’éléments artificiels d’Igor Minárik, à l’image
paradoxale de l’infinie diversité de la Nature, tapisseries à voyager dans le
temps d‘Eva Mináriková, mais aussi gravures sur bois et sur gens de Josef Váchal,
paysages et visages rendus au cosmos par Josef Šíma, chaos rythmé de
reproductions de Jiří Kolář, alchimages et froissages interprétés de Ladislav
Novák, inimaginables animations d‘éléments inanimés de Jan Švankmajer, algues
et racines hallucinées par František Skála, objets et lieux quotidiens fantastiques
par Xenia Hoffmeister ». Il donne systématiquement la parole aux artistes,
et a inclus de nombreuses études critiques de l'un d'entre eux, Rudolf Fila,
qui est également un philosophe et un critique d'art remarquablement pertinent.
En 2010, Etienne Cornevin publie sur le site
de Nouvelles Hybrides (http://nouvelles-hybrides.fr/wordpress/?p=1822
) un texte critique, « Les impostures du présent, par lequel il réagit
à l’exposition intitulée « Les promesses du passé » qui a eu lieu
en avril 2010 au Centre Pompidou et qui se donnait pour l’objectif d’«actualiser
l’oubli» et, selon les mots d’Alain Seban, président du Centre, de «contribuer
à réunifier l’art européen au sein d’une même histoire».
L’indignation d’Etienne Cornevin devant la sélection
du soit disant «meilleur de l’art de
l’ex-Europe de l’Est» et de ses «œuvres embryonnaires» paraît tout à fait justifiée,
et le monde des amateurs comme celui des historiens de l’art devrait se réjouir de ce qu'elle l’ait conduit
à faire dans la revue une sorte de contre-exposition pour «contribuer à réparer
une injustice de l’histoire de l’art».
Etienne Cornevin, professeur de philosophie,
théoricien, historien et critique d’art a vécu en Tchécoslovaquie entre 1976 et
1988, c’est-à-dire pendant la période de la «normalisation» du régime communiste, et il a mis à profit son
long séjour pour se familiariser avec les œuvres des principaux
représentants de la contre-culture
artistique et écrire de nombreux essais qui ont débouché sur une thèse de doctorat
relative aux «Figures et esthétiques de l’art contemporain en Tchécoslovaquie», soutenue en 1989 à Paris X-Nanterre. Après
Pierre Restany, Geneviève Bénamou, mais
aussi Jacques Abeille, Etienne Cornevin est un des rares historiens ou
critiques d’art français à très bien connaître et comprendre les spécificités
de la culture «artistique» dans ce qui était
alors la Tchécoslovaquie.
Pierre Restany, fondateur
du Nouveau Réalisme (1960), s'était intéressé dans les années 60 et au
début des années 70 à des artistes néo-dadas comme Alex Mlynarčík, Jana Želibská,
Stano Filko, ou, à Prague, Milan Knižák.
Geneviève Bénamou, animée seulement par son enthousiasme pour un art
condamné alors à la clandestinité, a visité à la fin des années 70 de très
nombreux ateliers à Prague, Brno et Bratislava, et en a tiré un livre intitulé L’art aujourd’hui en Tchécoslovaquie, abondamment
illustré, édité à compte d'auteur, qui a été pendant longtemps la seule
documentation accessible sur l'art contemporain en Tchécoslovaquie. Jacques
Abeille, Vincent Bounoure ou Jean Schuster, poètes
surréalistes, ont lié des contacts durables avec des membres du Groupe
des surréalistes tchécoslovaques, comme Albert Marenčin, Karol Baron, ou Juraj
Mojžiš parmi les slovaques, Alena Nádvorníková, Vratislav Effenberger, Eva
Švankmajerová ou Jan Švankmajer parmi les tchèques. Etienne Cornevin, qui avait
l'avantage de vivre dans le pays et de parler slovaque, a été plus
particulièrement fasciné par des artistes comme
Jiří Kolář, Václav Boštík, Ladislav Novák, Dalibor Chatrný, Adriena Šimotová,
Rudolf Fila, Jozef Jankovič, Otis Laubert, Marián Mudroch, Daniel Fischer ou
Igor Minárik, mais il s'est
intéressé à TOUS les artistes nettement originaux de la « scène » non
officielle de la Tchécoslovaquie, sans privilégier un quelconque courant, et sa
thèse est composée de nombreux essais consacrés à ces artistes, ainsi que de
traductions de textes du grand critique tchèque Jindřich Chalupecký. Membre –
théoricien du groupe d’artistes slovaques Avance/Retard
(A/V), que baptisa ainsi avec génie l’un d’entre eux, Dezider Tóth, Etienne
Cornevin a fréquenté l’univers de ceux qui sont « à la fois très en avance et très en retard ».
Très peu de temps
après les « révolutions » en Tchécoslovaquie, pendant l’hiver
1990-1991, Etienne Cornevin eut la possibilité de montrer à Paris (à l'espace
Art-Défense, à la coupole du Printemps et au Luxembourg) des œuvres de « 40 artistes tchèques et
slovaques 1960-1990 ». Mais l'exposition fut mal accueillie par des
critiques bien placés et des responsables des rares lieux consacrés à l'art
contemporain à Paris. Les expositions qui auraient dû suivre cette « mise en bouche » n'eurent
pas lieu.
Avec le recul, il
ne serait pas si difficile d’identifier et de saisir les raisons des mésaises
des uns et des autres. Comprendre l’univers pluriel des sociétés ex-communistes,
qui après la chute du rideau de fer affleure à la surface et à la conscience du
monde occidental, s’avère indubitablement bien plus complexe que les schémas
occidentaux impatronisés jusque-là en savoir universel. Rares sont les voix
françaises de l’honnêteté intellectuelle qui avouent avoir cherché l’instinct
et l’inspiration créatrice à plusieurs reprises dans les échanges avec
« l’Est ». Le public français en fut écarté. Le public français en
fut privé et ne put pas élever sa perception en ce sens. Fut-il induit en
erreur et aveuglé à tel point de perdre tout son discernement ?
Etienne Cornevin ne
trouva pas d'éditeur pour sa thèse (exigeant de nombreuses illustrations, donc
chère), et il ne put, dans la vingtaine d'années qui ont suivi, qu'organiser
quelques expositions sans retentissement national à Châteauroux, où il vit
(Daniel Fischer, 1991 ; Rudolf Fila, 1994 ; Jiří Kolář, 1997). En
2002, il devient membre de l’AICA (Association internationale de critiques
d’art). Plusieurs de ses
textes ont été traduits et publiés en Slovaquie (Petite métaphysique en
positif des images en négatif - pour Marián Mudroch -, 1994 ; Eléments
pour une légende de l’art dada à Bratislava, dans Dix auteurs sur les arts plastiques contemporains slovaques, sous
la direction de Zuzana Bartošová, 1996.), et il a écrit le texte d'une monographie consacrée
à Igor Minárik (éditions Michala Vaška, 2010), mais il voit dans ces films et
ce numéro de Ligéia une de ses
dernières chances pour faire découvrir au public français un art
qu'il « persiste à considérer comme supérieur à 87% de l'art
contemporain en France et dans le reste du monde ».
En guise de
conclusion, il convient de laisser la parole à Giovanni Lista qui a dédié ce
numéro Ligéia au dossier Ateliers
de curiosité en ex-Tchécoslovaquie d’Etienne Cornevin. Il s’agit de quelques
réflexions sur « l’Art avec la
majuscule » telles qu’il les a exprimées dans son éditorial, après
être rentré de la Biennale de Venise 2013 (Massimiliano Gioni) avec « l’esprit, la sensibilité et la curiosité
intellectuelle [rechargés] pour une longue période ».
« L’art contemporain est de plus en plus
néo-académique, décourageant par sa simplicité et sa navrante primarité. On se
retrouve devant des œuvres qui témoignent d’une telle indigence intellectuelle
ou d’une telle pauvreté créatrice qu’elles vous laissent sans voix. Il est
clair qu’il s’agit surtout d’un art prostitué, n’ayons pas peur du mot. C’est
un art prostitué car entièrement soumis aux exigences du marché, non seulement
dans ce qu’il peut avoir de prévisible, mais encore dans ce qu’il commande par
avance, programmé qu’il est par abattage médiatique. A côté de cet art
prostitué, il y a un art que l’on pourrait qualifier d’exhibitionnisme
décomplexé d’artistes simples d’esprit et contents de l’être. Leurs œuvres, je
veux dire ces choses qui sont posées devant vos yeux, ne résistent pas plus de
quelques secondes à votre demande de sens, à votre curiosité esthétique, à
votre désir de vivre une expérience de décodage qui n’est rien d’autre que
votre prise de parole dans un dialogue muet avec l’artiste créateur. Comment
a-t-on pu en arriver là ? ».
Vous pouvez venir
découvrir ce numéro tout à fait exceptionnel qui s’interroge, entre autres, sur
Un
Linguistic Turn en Union soviétique ? Le groupe Actions Collectives et
Andrej Monastyrskijj (par Emmanuel Landolt), dans la bibliothèque des
langues LEA-LLC de Bordeaux 3 située au rez-de-chaussée du bâtiment E. A
Bordeaux, vous le trouverez à la librairie La Machine à lire ou vous pouvez le commander
directement sur le site de la revue (http://revue-ligeia.com/)
qui est équipé d'un système paypal, et, si je puis me permettre un avis
personnel, vous auriez bien tort de vous en priver ...
Gabriela Albrecht Ziakova
*Avec les cinéastes
indépendants Alain & Wasthie Comte,
Etienne Cornevin vient de réaliser un ensemble
de films documentaires (rassemblés dans un coffret de six DVD qui devrait être disponible prochainement) sur
des artistes-poètes et un poète-artiste slovaques
– Albert Marenčin, Rudolf Fila, Otis Laubert, Milan Bočkay, Klára Bočkayová,
Igor Minárik, Eva Mináriková et Daniel Fischer - qu'il considère comme des «réenchanteurs
du monde», dont «les œuvres et les réflexions importent dans l’histoire
en cours de la réinvention permanente de la Grande Curiosité».